vendredi 6 janvier 2012


    Le feu reprend.
      Sidi Bouzid, 17 décembre 2010 : Mohamed Bouazizi, 26ans,  s’immole par le feu. Motif avancé : chômage et dépendances. 
     Gafsa, 5 janvier 2012 : Ammar  Gharsallah, 43 ans, s’immole par le feu. Motif avancé : chômage et dépendances.  Entre les deux propositions, une date change et puis un âge et un nom… la détresse est égale. Injustifiée, me direz-vous, immature, n’ayant pas pris en compte la nécessaire patience pour que des emplois se créent, que les démarcheurs aient achevé leurs démarches et  les politicards leurs calculs ! Oui, mais cette détresse-là n’en pouvait plus d’attendre !
      Lorsqu’on n’a plus rien à perdre, il reste la peau, cette enveloppe qui nous ceint et que nous présentons aux autres, notre carte de visite la plus sûre. Mais s’il n’y a plus rien à présenter, la détresse décuple  l’angoisse et on entre dans une démesure où  le sens des réalités s’estompe. Il suffit alors d’un rien : une remarque désinvolte, une contrariété, n’importe laquelle… on déverse un bidon d’essence sur cette peau qui ne sert à rien et on approche un briquet. La suite ? L’horrible souffrance que seule la peau connaît, le transport en ambulance médicalisée, le centre de Ben Arous, tristement célèbre par la cinquantaine de citoyens,  qui y ont séjourné depuis un an. Brûlés vifs.
      Bouazizi est mort  3 jours après son immolation. Selon le jargon médical, Gharsallah a un « pronostic très réservé. » Ironie du sort : les deux ont reçu des visites très présidentielles, très compassionnelles, très médiatisées… il est des scènes qu’il faut éviter de rejouer, elles risquent de porter malheur.
      L’immolation n’est pas un meurtre,  qu’elle se fasse par le feu, l’eau ou autre chose, elle est marquée au sceau du sacrifice. Celui d’un être (ou d’un animal), désigné comme bouc émissaire et servant à cristalliser et endiguer une violence sociale maléfique. Mais, dans le cas présent, qui se sacrifie pour qui ? Cet homme qui dans un moment où le désespoir rend fou, allume sa peau, que fait-il donc ? L’horreur passée, quel message  laisse-t-il,  derrière lui, dans une odeur de fumée et de sang ? 
      S’il est vrai que, dans toutes les civilisations, la « victime sacrificielle » est choisie parmi les marginaux, ceux qui ne sont pas intégrés au corps social, et dont  personne ne songerait à venger la mort, doit-on conclure que l’être qui met fin à ses jours, par le feu, affirme, à la fois, que la société n’a pas voulu de lui et que sa mort (et donc sa vie) sont, en définitive, peu de chose. L’ego s’éclipse, l’individu retourne contre lui la violence et le dénigrement qu’il perçoit dans le corps social. Par le feu, il  profère le plus terrible jugement qu’un être puisse porter sur lui-même : « Non récupérable ! »
    L’immolation par le feu est un acte ancestral. Sa fréquence  en Tunisie, depuis le 17 décembre 2010, sa répétition,  ont des origines plurielles. S’il en est une qu’il faut privilégier, c’est l’existence, dans un corps social malade, d’individualités qui ont touché le fond du désespoir, ce point de non-retour où il ne reste plus que la mort et la plus horrible qui soit. Ces « porte-parole du désespoir » clament haut et fort que rien n’a changé… et si certains n’en sont pas convaincus, qu’ils voient  ce feu, plus brûlant que tous les discours !


lundi 2 janvier 2012

Hommage à Abdelfattah Omar



Hommage à  Si Abdelfattah Omar

Ce matin il était là, parmi les vivants, préparant une réunion, examinant un dossier, se plaignant de ses détracteurs. Ce soir, tout est fini.
La mort surprend, comme un coup dans l’estomac et on a le souffle coupé : comment le passage a-t-il été si brutal, si incompréhensible, si horriblement douloureux ? Il suffit d’un rien, quelques minutes, un vaisseau qui se bouche et voilà un monde réduit à néant.
Je n’ai pas connu cet homme.  Comme beaucoup de Tunisiens, Je l’ai vu à la télévision et puis je l’ai entendu parler. Par quels chemins, une expression, une intonation nous disent-elles tant de choses ?  Ce grand visage, aux yeux ouverts sur la vie, pas la vie des coups bas et des arrangements. Non, l’autre. Celle où les valeurs sont agissantes et éclairent un être de l’intérieur. Celles qui font un homme, un vrai ! Tout cela s’inscrivait sur ce visage qui ne se fermait jamais, toujours tendu vers autrui, comme une main, comme une promesse…
Comme de pareils visages manquent à notre paysage médiatique actuel ! De ceux qui donnent, sans escompter retour, qui conjuguent présence à soi et  ouverture aux autres, tout cela sur un mode à la fois simple et fort. L’homme était modeste, il n’avait pas besoin d’en rajouter. Pa d’ego à rabibocher, ni de revanche à prendre sur la vie, aucun train de dernière heure à saisir… Non, il était juste là, dans cette tache ingrate qu’il avait acceptée et menée avec la discrétion et la rigueur qui sied aux hommes de qualité.
Au nom de cette qualité, je voudrais m’excuser auprès de Si Abdelfattah : que les derniers mois de sa vie aient été consacrés à dépouiller des dossiers révélant la face honteuse du pays et des êtres. Qu’il ait consacré tant d’heures à débrouiller la crasse des uns, la bassesse des autres, à mettre de l’ordre dans la fange des grands bandits et la mesquinerie des petits opportunistes.
Bien sûr, il ne savait pas que ces dossiers seraient les derniers. Aucun de nous ne sait quel sera le dernier dossier. Mais si les dossiers étaient laids, l’homme les a hissés à son niveau d’exigence, voilà ce qui compte. En partant, Si Abdelfattah Omar nous laisse une grande leçon d’humanité : la qualité d’un être l’emporte toujours ! Un homme de valeur est toujours plus grand que ce qu’il entreprend. Qu’il s’occupe de voleurs ou d’honnêtes gens, c’est sa qualité qui sauve la mise. A l’inverse, quand la qualité fait défaut, tous les alibis sont bons pour se donner du relief…mais les reliefs ne hissent que les montagnes.
Encore Merci, Si Abdelfattah. Paix à votre âme. Le pays ne vous oubliera pas.
  



dimanche 29 mai 2011


 La mesure des choses.

    Ce blog s’est tu après le quatorze janvier, comme étouffé par l’abondance des clameurs environnantes. Il faut croire que l’excès de paroles nuit aux mots. Ceux qu’on écrit dans le clair-obscur d’une journée qui s’achève, quand l’être tourne en rond  dans sa vie, cherchant qui accuser de son malaise et quêtant d’improbables édens.
L’éden est à faire, faisons-le, tous les donneurs de leçons vous le diront. Certains le parquent dans l’infini divin, d’autres dans des bras citoyens qui s’assemblent et tissent une trame de chair, aussi fragile que périssable. Mais l’infini est trop loin, Gaston Bachelard qui avait fait le tour de la sagesse, inscrivit en exergue d’un de ses livres : « Je ne vis pas dans l’infini, car dans l’infini on n’est pas chez soi. » Restons donc aux choses qui finissent et s’en vont. Nous, par exemple, et nos tours de Babel mirobolantes.
A propos de finitude, je voudrais vous livrer une rencontre que je viens de faire. Un homme, de face, dans une revue. Son nom : Roman Opalka. Bon et après ? Cet homme a entrepris, depuis 1965 de photographier son visage, chaque jour, tous les jours qui se suivent. Juste le visage de face, sans le sourire idiot qu’on se croit obligé d’arborer devant un objectif, sourire convenu, où le prétendu art de vivre nous rappelle à l’ordre : les lèvres s’étirent vers les oreilles, mais oui, on sourit,  on est bien, comme tout le monde, et puis ça sert à quoi de faire la gueule ?  Et si le sourire est crispé, la peau épaisse, Photoshop veille au grain… de la peau qu’on retend, du temps qu’on arrête.
Revenons à Opalka. N’avait-il vraiment rien d’autre à faire ? Se tirer le portrait chaque jour et aligner les photos, l’une à la suite de l’autre. Au bas de chacune, un numéro : de 1 à … à quoi ? A se demander s’il est encore là, derrière un objectif, guettant les jours pour prendre une photo. Chaque jour, la photo reçoit un peu plus de blanc, chaque jour, elle est légèrement plus pâle, oh à peine, un soupçon, presque rien. Qui donc s’aperçoit du temps qui passe, lorsqu’il se fait aussi discret ?
Fixer les jours au moyen d’un portrait quotidien, les assigner à visage. Deux yeux, de face, un nez au milieu, plus bas la bouche, close sur ses mots. Le visage d’un homme, sa carte d’identité la plus sûre, le témoin, mêlé, de sa force et de son dénuement. On est tout seul dans un portrait, y avez-vous pensé ? Solitude foncière,  malaimée  des bien-pensants… ceux qui, tout seuls dans leur visage, veulent le bien de tous. Tous nos bons apôtres (et les moins bons aussi…) 
A l’épreuve du temps, le visage parle de finitude. Ce n’est vraiment pas la peine d’en faire autant, rien ne sert de s’enflammer, de pérorer, de tirer des plans comme si quelque éternité nous attendait, au bout de la rue. Certes le désir est immense, c’est, sans doute, le seul infini à hauteur d’homme. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Que l’infinité de nos désirs nous porte, qu’ils soient toujours neufs, à jamais inassouvis. Mais il est doux aussi, comme on pousse la porte de sa maison au crépuscule,  que les jours, comptés, nous rendent une pondération que la vie emporte. Tels les visages d’Opalka, des jours nous portent et nous limitent. Des jours qui comptent dans notre dos. A nos prétentions sans mesure, à nos projets gargantuesques, rien de tel que la sagesse, doucement ironique, de ces visages juxtaposés, chaque jour un peu plus blancs.    

jeudi 10 février 2011


Halte au jasmin !

   Les clichés ont la peau dure, les habitudes aussi. Les hordes de touristes, débarquant à l’aéroport de Tunis, étaient reçus par des affiches sur lesquelles un homme souriant, plutôt basané, se tenait debout, sur fond de Sidi Bou Saïd. En guise de commentaire, l’inévitable : « Souriez, vous êtes en Tunisie ». Les touristes ne sourient pas, ils sont fatigués et puis il fait chaud et le bus n’est pas climatisé, ce que l’agence de voyage n’avait pas prévu; alors, ils ne sourient pas.
Dans le hall de l’aéroport, ils sont harponnés par un homme en pantalon bouffant, un plateau sur la tête : « Du jasmin messieurs dames, tout frais » A sa main, pend une grappe de fleurettes closes, bien serrées sur un bout de bois, faisant fonction de tige.
 Désireuse de me renseigner sur ce jasmin qui poursuit (et pourrit) ma Tunisianité, je me suis rendue sur Google, rubrique  jasmin blanc : plante dicotylédone, appartenant au genre « jasminum » ; quelques lignes plus loin, je découvre que le jasmin blanc, originaire de Chine a bien pris sur les rives de la méditerranée et s’est vu décerner le blason d’emblème de la Tunisie.  Qui a donc pris cette décision ? Etait-ce lors d’un des « CMR » de l’ancien régime, auquel cas nous n’aurions pas été informés, comme de  bien entendu.  Maintenant que je détiens l’information, je comprends mieux pourquoi la gentille fleurette est accommodée à autant de  sauces : été-jasmin, bonheur-jasmin, tourisme-jasmin et tout récemment « révolution- jasmin », mais, là, le jasmin ne passe plus et cet accommodement pue le cliché et le protectionnisme.
Que vient donc faire le jasmin dans les évènements de janvier 2011 ?  Si c’est pour donner à la révolution une dimension « soft », seul un regard étranger, désireux d’arrondir les angles et de clore le sujet (pour passer à autre chose), pourrait mettre du jasmin sur la misère, les passe-droits, la colère et les morts ! Personne n’a donc dit à ces « amoureux de la Tunisie » que le jasmin était absent de nos enterrements ? Quelle indécence les autorise à auréoler de jasmin l’immolation de Mohamed Bouazizi et celles qui ont suivi !  Même dans la mort, nous continuons, pour certains, à ressembler à un dépliant touristique.  Tel est donc le regard que l’occident et nos amis européens portent sur nous ! Notre gravité est jasminée, nos révoltes sentent bon, même les bombes lacrymogènes ont un arrière-goût suave, est-ce la raison pour laquelle elles n’ont pas suffi à mater la foule, ce qui aurait incité  une société française d’armements à livrer des gaz lacrymogènes non « jasminés », à la demande de « l’ami Ben Ali » ?
Après tout, la Tunisie ne reste-t-elle pas, devant l’éternel, cette ancienne colonie française à l’égard de laquelle Mr Sarkozy, pour justifier le silence de son gouvernement, s’est souvenu du devoir de réserve, réserve dont il s’était curieusement départi face aux démêlés électoraux en Côte d’Ivoire. La réserve française est pareille à ces réservistes conciliants qu’on sort dans certaines circonstances et qu’on garde au chaud dans d’autres.
La « révolution-jasmin » nous a, en tout cas, permis de constater à quel point certains membres du gouvernement français étaient friands de notre hospitalité. Les pieds dans l’eau, le nez bourré de fleurettes, ils ne voyaient que du bleu. Au creux des résidences de luxe où ils étaient gracieusement hébergés, ils ne découvraient pas la misère environnante, comment auraient-ils pu ? Entre avions,  berlines et jets privés,  le trajet est opaque. L’odeur enivrante du jasmin les empêchait de renifler la corruption du régime qui empestait les rues et empêchait onze millions de Tunisiens de respirer ; eux respiraient les fleurettes, et puis, ils n’étaient pas Tunisiens. Depuis, monsieur Sarkozy a proposé une loi régentant les déplacements touristiques de ses ministres ; la mesure est prudente à plus d’un titre : à chaque fois que l’un d’eux prend des vacances au bord de la méditerranée, une révolution éclate dans les semaines qui suivent. Qu’y faire, c’est qu’ils doivent laisser dans leur sillage un relent de droits de l’homme qui se mêle aux effluves du jasmin local…
Suggestion citoyenne purement tunisienne: parquez le jasmin loin des responsables politiques étrangers,  faites-en un usage strictement national, indiquez-lui  ses limites : fleurette odorante, agréable à sentir, à vocation de loisir estival et n’ayant aucune prétention à devenir l’emblème de notre pays. Prière de diffuser l’information auprès des augustes analystes étrangers.
  

mercredi 24 novembre 2010

Ecriture et réalité, où placer la frontière ?

La réalité nous cerne et nous quadrille : plurielle, inscrite dans un réseau enchevêtré de causalités, elle-même nœud de cristallisation de plusieurs contingences. Fresque multiple, indéfiniment changeante, riche de sons, d’odeurs, de couleurs, de mouvements.  Comment la vivre et en même temps lui échapper, maintenir la bonne distance, celle qui permet à un être d’ouvrir sur le réel des yeux lucides, de le comprendre pour le juger ? Comment ne pas laisser ce réel exercer son pouvoir corrosif sur notre clairvoyance et son poids sur notre liberté ? A mon sens, la réponse réside dans l’acte créatif, et pour le faiseur de mots que je suis, c’est à travers l’écriture que s’opère la reprise de soi par soi malgré une réalité aussi tenace qu’omniprésente.
En une âme, le vent se lève, l’être s’assied et écrit ; il prend son temps, il prend des mots, il prend le meilleur de lui-même…  Mais de la réalité aux mots, le parcours est périlleux : c’est qu’il faut  transférer ce réel aux mots qui viennent et s’assemblent. Le retour aux mots n’est pas une réduction du réel mais plutôt sa transsubstantiation : c’est un réel épuré, ramené à l’essentiel, transcendé que les mots vont porter. C’est là que se situe la différence entre écriture romanesque et travail journalistique : dans celui-ci, le texte doit coller au réel, épouser ses sinuosités, en faire le tour, s’aidant au besoin du son et de l’image ; le réel devient reportage où seul compte l’abondance et la minutie des faits livrées.  Au marché des médias, la réalité se fait spectacle : pour mieux se vendre elle s’habille d’inédit, d’incroyable, devient cette chose criarde et infâme dont se gargarisent les chaînes télévisées du monde.
Rien de tel quand la fiction a pour charge d’écrire le réel. L’écriture romanesque  s’éloigne alors, traçant une frontière entre ses mots et l’évènement. La frontière se situe avant tout dans le droit que se donne l’écrivain, le devoir qu’il s’assigne de travailler ce réel sans jamais le trahir. Pour qu’un tel travail puisse advenir il convient de trouver la bonne distance par rapport au réel. Celle-ci est d’abord distance dans l’espace, comme s’il s’agissait de « pousser les murs » de l’évènement pour mieux l’appréhender. Lorsqu’on colle trop aux choses ou aux êtres, on les discerne mal. Mais la distance est aussi dans le temps : l’émotion immédiate, le choc de l’évènement que les médias nous restituent haut en couleurs, tout cela risque de prendre le dessus sur le travail.  C’est que pour l’écrivain, le réel n’est pas à restituer mais à travailler. Trop d’émotion dénature les mots, tout excès de lumière braqué sur l’objet nous aveugle et efface mille détails ténus qu’aurait révélés la flamme d’une chandelle.  Car le réel possède un écho, une chambre de résonnance que la distance révèle. Que de textes nés de l’actualité la serrent de si près qu’ils empêchent toute respiration ! Ces textes ne connaissent qu’une existence éphémère. En puisant au supermarché de l’actuel, on peut faire des livres, on peut même les vendre, on n’accomplit pas un travail d’écriture.
Un choix essentiel préside à ce travail de refonte du réel : trier les évènements, extraire ce qui sera mis en lumière et ce qui doit retourner à l’ombre oublieuse. Dans l’épaisseur compactée des faits, la question n’est pas de savoir ce qu’il faut livrer, mais ce qui ne saurait être ôté sans voir la trame s’affaisser, morte. A la question, mille réponses surgissent, milles choix sont possibles, comme si tout travail d’écriture ouvrait une brèche singulière et inimitable sur le réel. Tout être n’écrit d’une réalité qu’une seule version: la sienne.
A travers ce choix, jusqu’à quel point pousser le souci de véracité par rapport au réel ? En vérité, la « fidélité » au réel se fraie, à travers le récit, un chemin d’infidélité et de rupture. C’est qu’il s’agit, tout à la fois, de rendre le réel et de le rompre tel un fruit mûr,  réinventer la réalité en l’écrivant, passer de la simple restitution à une véritable création…les mots sont plus forts que le réel, ils le désagrègent pour le créer autre et autrement.
Mais ce travail de recréation suppose un relatif oubli du réel… oubli qui est l’autre manière de se souvenir. Dans son ouvrage  « le siècle des nuages », Philippe Forrest écrivait : « l’écriture n’est pas  un travail de mémoire mais un travail d’oubli ».  C’est, après l’oubli (et le lent travail de sédimentation qui s’y opère) qu’on pourra ramener à soi un réel qui a pris le temps de se poser en nous et autour de nous. C’est là que le travail avec les mots commence.
 Le réel est notre destin, c’est en lui que nous jouons les partitions que la vie nous offre, celles que nous choisissons au répertoire des jours et d’autres qui nous sont imposées ; il nous arrive même d’en composer certaines de notre cru, et là, le temps d’un ouvrage, nous sommes plus forts que notre destin...



vendredi 29 octobre 2010


L’enfance de l’art

Arrêtez de vous plaindre de ceux qui vous entourent, cela devient lassant. Que leur reprochez-vous ? Leur gentillesse serait de façade, leur politesse d’automatisme, dans leur regard qui regarde ailleurs, ce n’est pas vous qu’ils cherchent mais eux-mêmes ! Que faites vous d’autre ? Avez-vous déjà tracé un horizon dans lequel vous n’êtes pas le héros qui se lève?
Anne, ma sœur Anne, n’arrêterez vous donc jamais de guetter une improbable silhouette ! La socialité n’est que marchandise surfaite, faite par dessus soi-même, artificieuse, appliquée ! Echange d’intérêts, lieu de troc et non de vie.  Regardez-vous un instant ! Vous est il arrivé de troquer des essences ?  Je parie que les seules que vous ayez eues entre les mains étaient les fioles des parfumeurs : essences ? C’est trop dire, simples fragrances, aussi suaves qu’éphémères, atterrissant sur des épidermes aux poils brossés.
Ne cherchez plus une quelconque pépite dans cette mare aux canards où les canards barbotent ; Croisez- vous des pépites dans le regard d’autrui ? Courtoise indifférence, affectueuse mise à distance, gentillesse de marchands,  fin de non recevoir dont la violence n’a d’égale que l’exquise politesse! Vous avez écoulé vos crédit, circulez, il n’y a rien à prendre.
Les êtres carburent aux archaïsmes et à l’air du temps. Ils appellent cela le vrai, ou encore « ce qu’il faut »ou alors ils ne l’appellent pas et fonctionnent sans se poser de questions. De leurs archaïsmes il n’y a rien à dire, ils les livrent vêtus de projets, poinçonnés au dos par la  morale, celle des moutonnants ou des escrocs, morale quand même ! Vous aussi mitonnez vos archaïsmes, bien au chaud sous votre veston. C’est là que frémit votre incandescence, elle ne regarde personne. Et si un être vient à approcher, vous l’écartez vigoureusement avec ce que vous avez sous la main : chasse mouche ou phrase de papier glacé.
Arrêtez donc de vous plaindre, cela devient de mauvais goût.

  



mardi 26 octobre 2010

De l’écriture avant toute chose.
  
  Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de la nième (mauvaise) plaidoirie pour un acte d’écrire qui précèderait la vie, celle des heures qui se suivent, se ressemblent, recommencent. Nul constat d’une supériorité de l’écriture sur la vie, thème éculé, faux de surcroît…dans le quotidien l’écriture est un moment parmi d’autres : on travaille, on mange, on écrit puis on va se coucher ; que certains, soucieux d’une transcendance qui les légitime et les écrase, placent l’écriture au sommet de leur vie tel un fanion (encore un !), ce n’est ni mon souci ni mon propos.
  En regardant de plus près l’acte d’écrire, je me suis demandée ce qu’on pouvait lui ôter sans lui nuire. J’ai tout de suite pensé à l’anecdote, la trame. A la question, faut-il une histoire pour écrire ? Ma réponse est définitivement non. Un second accessoire m’a également paru d’une extrême inconstance : le message à transmettre, l’idée ou la théorie à défendre, celle qu’on habille d’une fiction qui baille un brin aux encoignures ou va petit. Il ne faut pas que l’écriture dite romanesque se mêle de défendre des causes ou de démolir des idées ; l’image le fait avec plus de force et sans l’ambivalence que les mots traînent derrière eux, telle une mauvaise conscience.
Dernier écueil : l’actuel, le tout frais qui vient de sortir, quelque guerre encore croustillante, deux ou trois foulards à l’islamisme équivoque, les confessions relookées d’un chef d’état sur le retour ou d’un pédophile repenti. Ces miasmes font des livres, leur rapport avec l’écriture évoque celui qu’entretiennent les canalisations des égouts avec une source claire. Les mots en service et en tenue de fonction font le sale boulot de porte-parole, parole reniée le lendemain par un autre « fait marquant », parole qui meurt avant de se tenir debout. Il faut bien que l’écriture si tant est que le mot a sa place ici, fréquente les bas-fonds de la pensée !
Quittons donc ces prétextes fallacieux qui ne servent de justificatifs qu’aux mauvais phraseurs. Envers et contre toutes les raisons qu’ils pourraient invoquer je clame que l’écriture n’a pas besoin de raisons. Et qu’on ne me parle pas de l’inspiration qui doit jaillir telle une source imprévisible et bienfaisante. S’il fallait pour écrire attendre le bon gré de cette hystérique, l’attente serait longue or le temps presse.
Mon sentiment, aussi modeste que singulier, est que l’écriture naît d’un désir de mots ; « l’écrire » prend sa source dans un vide essentiel : désert de la page ou de l’écran, ignorance de l’être mis en demeure d’écrire. L’être plein écrit mal. Quand l’émotion le transporte ou le fige, que les mots se pressent dans sa tête, bataillon bien rangé, cet être-là n’est plus maître de ce qu’il écrit. Il noircit des pages, il peut même lui arriver d’achever un livre, il n’écrit pas.
C’est à la jointure d’un vide et d’une ignorance que tout se joue. Un malaise couve….. une sorte de désarroi confus. Assise à ma table, je tangue un peu : pas de sujet, pas de propos, rien à dire. En fait je n’ai pas à dire mais à écrire. C’est dans le silence des autres, lorsqu’ils cessent enfin leur ignoble bavardage, que leurs mots sont dispersés par le vent des fenêtres, qu’enfin le silence revient comme la moins mauvaise solution. C’est alors que la page blanche se dresse, complice du néant à traverser, semblant dire à celui qui écrit : « tu n’es pas seul, je le suis tout autant». L’autre hausse les épaules ; à travers l’éternel : « je n’ai rien à dire, rien à écrire non plus», il se dirige pourtant vers la première ligne, le premier mot. Celui-ci, allumette craquée dans la nuit, n’éclaire que ses doigts, laissant sa vie dans l’ombre. L’homme avance, il ne le sait pas. Il s’en apercevra lorsque derrière lui, le chemin aura suffisamment cheminé ! Il s’est mis à écrire, pas trop vite pour ne pas trébucher, ni trop lentement pour que l’allumette ne s’éteigne pas en chemin, lui brûlant les doigts, le cœur parfois.
L’écriture, exercice du dénuement ne procède que d’elle-même. Ni actualité conciliante à enfourcher, ni fiction à travestir, aucune postérité n’attend l’homme qui écrit ; dans son vide essentiel, il s’aide de mots pour se mettre debout.